Diabolique Gergiev
Vingt-deux degrés, une couleur automnale chatoyante, un déjeuner en terrasse. C’est un temps qui ne donne pas très envie d’aller s’enfermer dans une salle de concert en milieu d’après-midi. En effet, le programme qui attend le London Symphony Orchestra et son chef principal Valéry Gergiev n’est pas de tout repos. Le prodigieux maestro, qui cumule actuellement les fonctions de directeur artistique et général du théâtre Mariinsky, est également fondateur et directeur de nombreux festivals. Il tourne à plus de 220 prestations par an, une vie infernale qui ne paraît pas entamer son énergie, ses convictions musicales, et son immense talent de Chef. C’est donc le concert dont je rêve !
Pleyel. Depuis sa rénovation en 2006, cet endroit est devenu un espace culturel de grande modernité avec une zone de jeu totalement reconfigurée et automatisée pouvant recevoir tous les types de formations. Cet auditorium mythique est pourvu de 1913 sièges, d’une excellente visibilité et d’un confort certain, et peut accueillir aussi du public en arrière-scène. En outre, l’ensemble offre une esthétique et une acoustique exceptionnelles attirant, depuis sa réouverture, les plus Grands : chefs, orchestres internationaux et solistes divers. Peu à peu, ce lieu de culture incontournable s’est offert une place de leader dans le paysage musical français et international.
Seize heures- La salle est pratiquement pleine, un public d’habitués s’y presse. La programmation semble drainer des jeunes, fait assez rare, et pas mal de connaisseurs. L’installation de l’orchestre légère et ordonnée, n’occasionne aucune agitation perceptible de ces Anglais-çi, « so British » ! Même l’accord du la ne dégénère pas en cacophonie dévastatrice. Tout est calme avant, surnaturel quand « Il » paraît !
La direction de Gergiev est une véritable prouesse
La mer « de » Gergiev. Les contrastes de nature et de culture sont féconds, mais Debussy aurait-il aimé cette version là ? Sur le plan technique, la direction de Gergiev est une véritable prouesse. Dans une interprétation parfaite il semble surpasser son maître Karajan, tout en renouvelant l’esthétique auditive de l’œuvre. L’ouvrage qu’il dirige est l’un des plus difficiles de par sa structure éparse faite de touches successives et de ces éclats vibratoires comparables à un miroir brisé. Sa structure harmonique, ses échelles sonores multiples, ses gammes par ton, sont la signature du formant auditif du compositeur et de son originalité. Mais Debussy maîtrise avant une écriture au fluide continu et aux rythmes colorés. Ces derniers allient les jeux de timbre les plus subtils à la sollicitation sans répit des vents et des percussions qui se fondent en une palette orchestrale infinie et génèrent cette couleur miroitante propre à l’œuvre impressionniste.
Gergiev signe ici sa version. L’invitation au voyage débute par un long silence incantatoire, d’où émerge le bruissement sourd et fluide de l’onde. Le chef ossète se concentre sur le frémissement interne de cette mer intérieure qui l’habite. Il ne nous livre pas les trois esquisses dans une simple forme visuelle évocatrice, mais dans un enchaînement médiumnique quasi continu, en une seule humeur musicale. Il inonde l’orchestre de son état d’âme, du bout des doigts en pianotant dans l’espace. Cette gestuelle vibratoire, qui gronde du fond de ses entrailles, est ancrée dans une respiration profonde et tellurique. Elle anime l’ensemble telle une onde marine.
La présence du soliste invité Anton Barakhovsky, premier violon, est immédiatement perceptible par sa sonorité légato extrêmement dense. Par ailleurs, la fusion sombre des bois donne au caractère de cette interprétation un sentiment différent de la conception habituelle de l’œuvre, conforme à la tradition française, qui en est son contraire. Sans baguette, ce qui semblerait être une gageure pour diriger Debussy, Gergiev est déroutant, génial. Il modèle sa pâte orchestrale comme de l’écume, grisante dans sa légèreté et limpide dans l’exécution de son foisonnement. Il pousse ainsi son inspiration souterraine jusqu’à l’exaltation de son moi intérieur, la vague triomphante de son esprit. Il y entraîne le London Symphony Orchestra, qui le suit dans la jubilation. Le public est tétanisé.
Symphonie grandiose et brutale
Après le raffinement et la sensualité extrême de Debussy, peut-on trouver programme plus dissemblable que l’ajout de cette Symphonie nº 8 de Chostakovitch, grandiose et brutale. Peu importe à Valéry Gergiev, qui se plonge corps et âme dans la seconde partie du concert, en ménageant tout de même ses effets. Dite « Stalingrad », cette symphonie est la favorite du compositeur. Elle a été composée pendant les années de guerre à Moscou, et se décompose en cinq mouvements.
Ce long opus musical au parfum tragique déchirant est illuminé par la perfection de sa réalisation et le rendu éclatant de l’opacité de son harmonie. Dés les premières mesures de l’adagio, le maitre russe instaure par un légato de cordes lancinant, pesant et ininterrompu, le chromatisme ascendant étouffant de la douleur. Il impose aussitôt cette atmosphère de désolation à partir de la cellule musicale initiale, faite de noires pointées traînantes qui traverse l’œuvre de bout en bout. Rompu à ce répertoire où il demeure l’une des figures de références stylistiques, il atteint progressivement une forme de sauvagerie extrême dans sa direction. La violence ultime des sons, la brusquerie des attaques et du martellement des timbales, la stridence des cuivres, l’agressivité sous-jacente du piccolo et la sonorité renversante des bois atteignent une forme de paroxysme insoutenable. Laissant ainsi aux différents « tutti » du LSO le loisir de se montrer en pleine puissance technique.
On regrettera seulement l’effacement des cordes graves et le léger retrait du quatuor, moins bien dessiné dans ce maelström. Ce qui sonne pompeux chez certains devient glorieux, épique et poétique chez Valéry Gergiev. Interminables, les dernières mesures s’achèveront dans une douceur dolente hypnotiques et expireront dans un long silence magnétique. De bout en bout, ce diable de Gergiev aura accompli son sortilège en galvanisant son public et son orchestre au cœur de son aura charismatique ! ¶
Praskova Praskovaa
La Mer, trois esquisses symphoniques, de Claude Debussy
- De l’aube à midi sur la mer
- Jeux de vagues
III. Dialogue du vent et de la mer
Symphonie nº 8, de Dmitri Chostakovitch
I – Adagio – Allegro non troppo
II – Alegretto
III – Allegro non troppo
IV – Largo – V. Alegretto
London Symphony Orchestra
Valéry Gergiev, direction
Salle Pleyel • 252, rue du Faubourg-Saint-Honoré • 75008 Paris
Renseignements-réservations : 01 42 56 13 13
Dimanche 27 septembre 2009 à 16 heures
Concert enregistré par France Musique
Photos : © Fred Toulet
Concert enregistré par France Musique





