Un air de champagne sans bulles !
C’est un beau challenge que ce sont fixés Marc Minkowski et Ivan Alexandre en mettant en scène la trilogie de Lorenzo Da Ponte et Mozart. Cette production créée par le Slottsteater de Drottningholm présentée quatre fois dans l’ordre du 8 au 24 avril 2022 au Liceu, sera repris à l’Opéra Royal de Versailles et au Grand-Théâtre de Bordeaux en juin 2022. Dirigé par le chef passionné, voire fulgurant Marc Minkowski, ces trois œuvres n’en font plus qu’une. C’est la vision orchestrale d’époque proposée par ce chef, éminent spécialiste du répertoire mozartien, qui en est l’atout majeur. Et cela, afin de percevoir le théâtre musical dans ce siècle, dont il déploie les couleurs et l’étonnante justesse.
Pour cette troisième représentation de « Don Juan », il est fort de constater que cette version est assez éloignée du drame de Molière, tirant plutôt son synopsis du conte populaire vénitien d’origine. Dans une atmosphère facétieuse, proche de la comédie, le sybarite impénitent à l’allure presque débonnaire, se réalise dans une stratégie légère d’outrages et de séductions, voire même lors de sa propre chute dans un stoïcisme imperturbable. Sans artifices propre à sa condition de seigneur, il pactise avec son valet, une sorte de double libertaire qui s’approprie sournoisement son identité.
La scénographie originale est efficace. Elle propose justement cette idée de théâtre dans un théâtre. Unité de lieu, temps et action, où se joue un drame joyeux plus Buffa que Séria. Dans un décor unique d’Antoine Fontaine, les scènes se déversent en continue autour d’une maison sur pilotis. Des rideaux de brocarts amovibles, telles des parchemins précieux, redessinent sans cesse la configuration de ce point central. À l’intérieur de ce théâtre de bois, les personnages déambulent dans des costumes d’époque sans fards, piochant à tout va dans une grosse malle à malices, d’où sort farces et attrapes nécessaires à l’action.
Alors que la mise en scène présente un Don Juan démystifié dépourvu d’artifices, volcanique mais allègre, il eut fallu toute la voix d’Alexandre Duhamel pour donner à son personnage l’autorité nécessaire du seigneur libertin. Malheureusement les salves de vent glaciales balayant la Rambla, et la ligne meurtrière des platanes en fleurs, eu raison de son instrument. Sa prestation assurée avec un professionnalisme incroyable, fut saluée avec force par un public de connaisseurs. A la limite du crash vocal, il sauva çà et là quelques récitatifs mordants, un legato renversant au fil de sa sérénade, et des piani suraigus tout à fait divins.
Un impondérable avantageux pour le valet, Robert Gleadow, qui en profite avec verve pour récolter les honneurs. D’une allure dégingandée et d’un sex-appeal féroce, Il balaye le vide de sa longue chevelure avec désinvolture, Leporello est l’archétype du bouffon, couard et revanchard. Très à l’aise dans son émission de basse, le canadien soutien les ensembles avec puissance dans le grave. En habitué des plateaux mozartiens, le prédateur survolté parvient même à entretenir un ton péremptoire dans le médium, tout en déployant une sensualité vocale et physique envahissante. Presque nu, il inflige à Elvire avec une morgue certaine, au-delà du décent, le catalogue de conquêtes qu’il s’est tatoué sur le corps !
Donna Anna (Iulia Maria Dan) & Leporello ( Rorbert Gleadow) | © Praskova
La belle surprise de la soirée est l’Elvire d’Arianna Vinditelli. D’une allure farouche, la soprano romaine campe un personnage audacieux faisant fi des manigances infamantes qui l’entoure. La violence dramatique de son « Ha fuggi, il traditore… », en pleine complicité avec la direction, fut un moment fort de cette soirée. Concentrée sur sa propre quête, elle exploite son timbre solaire dans une projection vocale musculaire ardente, défendant son propos avec une force de vie remarquable. L’Anna de Iulia Maria Dan possède également de grandes qualités de jeu, et insuffle un rythme d’émission ressenti à ces récitatifs. Malgré une bonne prestation, il semble que son allure plus aérienne, et la clarté diaphane de ses aigus couronnant le haut de sa tessiture, n’est pas tout à fait suffisante dans les ensembles. Don Ottavio (François Julien Henric), assure sa prise de rôle avec une ligne de chant miroitante et subtile. Il sera très apprécié dans son air « Il mio tesoro … ». Alix le Saulx est une Zerline au timbre chaleureux-ambré. Très persuasive, elle livre un adorable duo, ambiguë et lascif au bras d’un Don Juan charmeur à souhait. Enfin, Alex Rosen (Mazetto,) est une jeune basse fringante et prometteuse. Sans en forcer l’émission, il alterne une articulation vibrante et chaleureuse, à une forme de maturité vocale linéaire, notamment dans son second rôle statique de Commandeur.
Dans la fosse d’orchestre Minkowski impose avec panache sa vision impétueuse de l’œuvre. Il ne manque pas d’air, vit chaque rôle avec intensité, respirant même plus fort que la musique, et soumettant ainsi l’équipe vocale à sa convenance. Son interprétation alterne la poésie câline des tempi, à des salves cinglantes voisines du un temps. (Plus qu’audacieuses pour les chanteurs). Dès le début, le chef établit un équilibre sonore remarquable, rendu d’une part par le piano-forte qui donne un élan irrésistible aux récitatifs, et d’autre part, par la subtilité d’une formation allégée des cordes et de l’implication incisive des solistes de la phalange. Cette pâte orchestrale offre quelques moments de grâce comme celui de l’air de Zerline « Batti, batti… », en duo avec l’excellent violoncelliste solo qui tricote sa ritournelle.
Le final l’emporte avec un auditoire heureux, rassasié de vivacité et de joie, par cette version scénique ludique, sans heurts. Le valet a remplacé le seigneur, un Leporello libertaire triomphant ayant acquis le regard de tous. Il n’en reste pas moins qu’il manqua l’essentiel, la grande voix sombre, puissante et enjôleuse de Don Juan. Un air de champagne sans bulles ! ¶
Praskova Praskovaa
Don Giovanni, de Wolfgang Amadeus Mozart
Livret de Lorenzo Da Ponte, Dramma giocoso
Créé le 29/10/1787 au Théâtre national à Prague
Direction musicale : Mark Minkowski
Orchestre Symphonique du Grand Théâtre du Liceu
Choeur du Grand Théâtre du Liceu ( Pablo Assante , directeur)
Mise en scène : Ivan Alexandre
Assistant metteur en scène : Romain Gilbert
Scénographie : Antoine Fontaine
Chorégraphie: Nathalie Van Parys
Costumes : Antoine Fontaine
Lumières : Ivan Alexandre, Nicholas Fischtel
Assistante mise en scène : Anna Ponces
Production : Drottningholms Slottsteater
Distribution
Alexandre Duhamel : Don Giovanni
Alex Rosen : Mazetto, il Commandatore
Iulia Maria Dan : Donna Anna
Julien Henric : Don Ottavio
Arianna Vendittelli : Donna Elvira
Robert Gleadow : Leporello
Alix le Saux : Zerlina
Grand Théâtre du Liceu * La Rambla, 51-59 * 08002 Barcelone, Espagne
Téléphone : +34 934 85 99 00
https://www.liceubarcelona.cat/
Vendredi 8, mardi 12, jeudi 20 avril à 19 heures et dimanche 24 avril à 17 heures
Durée 3h 5m avec une entracte
De 16,80 € à 269,00 €





