“Peters Grimes”, de Benjamin Britten. Direction Federico Santi, Théâtre du Grand Avignon

Peter Grimes © Mikael & Cédric, studio Delestrade

Ecrit par Praskova Praskovaa

Mai 2022

Avis de tempête vocale

Un souffle de renouveau balaye la cité papale avec la nomination de Frédéric Roels à la tête de l’Opéra Grand Avignon. Après quatre ans de restauration, ce théâtre modernisé à l’acoustique soyeuse et intimiste, a enfin ré-ouvert ses portes pour une programmation tout à fait audacieuse. « Peter Grimes » de Benjamin Britten.

Un début de saison musicale très attendue, car ici, en Avignon, tout change et les distinctions se succèdent. En effet, la phalange d’Avignon-Provence partenaire du théâtre, vient d’être labellisée Orchestre national : Il hérite en parallèle d’une nouvelle Cheffe talentueuse : Déborah Waldman. Une valorisation méritée pour cette formation classique, qui n’en finit pas de nous éblouir avec son parcours exceptionnel. L’implication formidable de son délégué général Philippe Grison, et des années de labeur sous la direction harmonieuse de Samuel Jean, y sont pour beaucoup.

Pour cette nouvelle production, c’est le chef Federico Santi qui prend la baguette. Une chance d’avoir pu assister à la première de cette œuvre sombre. Rarement jouée, le synopsis de George Crabbe (« Le Bourg », 1810), relate un fait divers qui fait état d’une rumeur colportée par des villageois. Sur un ton littéraire propre au flegme britannique, le livret de Montaigu Slater narre l’escalade de ce tumulte, sous influence dévote d’un village qui percute le destin d’un pêcheur caractériel et énigmatique.

Ce grand drame lyrique, d’une répercussion émotionnelle insoupçonnée, a les qualités d’un Don Juan ou d’une Manon Lescaut. Il marque en 1945, le renouvellement de l’opéra anglais tombé en désuétude depuis Purcell. Trois actes puissants se déroulent dans une écriture harmonique impressionniste translucide. L’articulation des scènes en forme d’élans mélodiques se partage entre l’orchestre, les solistes, et un chœur compact spectaculaire. Elle sert un dialogue intense, plus symboliste, qui revêt parfois des intonations de comédie musicale. Malgré ça, l’utilisation remarquable de passages a capella permet aussi de rompre cette houle, en intensifiant l’expression dramatique. (Duo entre Ellen et Peter, chœurs, etc.)

La mise en scène extrêmement réussit de Frédéric Roels, est subtile et captivante. Le décor de Bruno de Lavenère bien qu’austère est ingénieux. Deux pontons mobiles et une barque cadrent l’espace sur un panorama marin de nuées impétueuses. Au centre du plateau, une ample toile noire, animée par des filins, se métamorphose en voile, vagues, dôme sacré (temple ou tribunal ?), cabane. Le festival aérien des lumières de Laurent Castaingt, vibrant ou oppressant, magnifie cette esthétique d’eaux fortes.

Lorsqu’on ferme les yeux, l’orchestration riche et inventive déclenche à elle seule un univers pictural. L’action quasi permanente du pupitre des cors, soutenue avec panache par Eric Sombret, est ponctué de notes tenues hallucinantes qui sonnent tel un glas fatal ! Trompettes marines, tubas, flutes et traits de harpes, se succèdent pour des effets sonores geysers, miroitants. L’orgue qui annihile la pression instrumentale lors des prières, semble masquer le brouhaha avant-coureur du scandale. Un sentiment de solitude et d’ambiguïté persiste alors, dans un ressac de mer et de nuages graves, annonciateurs.

Peter Grimes | © Mikael & Cédric, studio Delestrade

Peter Grimes | © Mikael & Cédric, studio Delestrade

La direction musicale de Federico Santi est un bonheur. Il œuvre, bouscule, et insuffle avec fougue et précision une énergie galvanisante à l’Orchestre national d’Avignon-Provence. En osmose, le courant fluide et ardent qu’il inspire, se déverse propulsé par une orchestration chatoyante, où les exécutants se surpassent dans les Sea Interludes. Cuivres, vents et archets se chevauchent par vagues, révélant des embruns marins qui vous prennent à la gorge. Harcelé par un ouragan de timbres, le public est pris dans l’étau de cette marée montante en front de scène. Scindée, dans cette chasse aux sorcières, la force vive du chœur éclabousse l’auditoire de Salves diffamatrices crescendo a capella. Et ce, jusqu’aux suraigus. Une tempête vocale s’abat alors : « Peter Grimes !! » …

Peter Grimes | © Mikael & Cédric, studio Delestrade

Peter Grimes | © Mikael & Cedric studio Delestrade

La distribution vocale est homogène. Dix solistes interprètent les personnages clefs du drame, dans des costumes astucieux sans fards de Lionel Lesire. Les détails explicites des tenues, font effet de fonction dans cette société engoncée : le capitaine (casquette), le prêtre (col), le médecin (blouse-blanche), les deux nièces, clin d’œil évocateur aux Jumelles de Rochefort (carré blond-platine, imperméable beige, mules roses), etc.

Dans le rôle-titre, le ténor héroïque Uwe Stickert offre un timbre idéal. Son émission pure et éblouissante lui permet d’exprimer le flux vocal de Britten sans accent british sur-joué. (On espère d’ailleurs un enregistrement de ses mélodies). Cette grande voix à suivre pourvue d’une clarté d’émission fulgurante, se déverse dans une aisance vocale angélique. Une fraîcheur de timbre incomparable tel Jon Vickers glorieux interprète de ce rôle. Un paradoxe qui se combine scéniquement avec l’attitude pataude de ce personnage volcanique qui impose avec flegme son caractère complexe. La pureté déchirée de son monologue final a capella, sur un fil de voix d’une transparence désincarnée, semble le déshabiller de toute culpabilité. Telle une rédemption possible, on est émerveillé par la vaillance de son propos. Ludivine Gombert (Ellen, l’institutrice), fait preuve de maîtrise et d’une belle sensibilité. Une ovation méritée. Néanmoins la rondeur par trop affectueuse de son émission ambrée, quoi que légèrement feutrée, semble éteindre sa projection aux côtés du pêcheur.

Peter Grimes | © Mikael & Cédric studio, Delestrade

 Peter Grimes | © Mikael & Cédric studio, Delestrade

La basse Robert Bork (captain Balstrode) s’exprime tel un patriarche marin extérieur à cette animosité bigote. Il recouvre de sa voix mature et grondante le bruit de la mer et celui des commérages. Cornélia Oncioiu (la tenancière du Boar Inn), fait preuve d’un aplomb vocal percutant, tandis que Svetlana Lifar (Mrs Sedley), perfide et inquiète, expose avec pertinence de beaux graves fielleux. On note également la prestation vocale honorable, facétieuse et récréative du duo Charlotte Bonnet et Judith Fa, Les sœurs jumelles. Pierre Derhet (Bob Boles) est un jeune ténor fringuant au timbre étincelant à suivre. Les autres solistes parfaitement en voix sont à leur place : Geoffroy Buffière en Swallow, Laurent Deleuil en Ned Kee obson et Jonathan Boyd en Reverend Adams.

Une vraie réussite pour Frédéric Roels qui marque son entrée en fonction avec cette mise en bouche significative à la diversification du répertoire. Pourtant, c’est avant tout l’engagement forcené du Chœur de l’Opéra Grand Avignon, renforcé par des voix puissantes du Chœur de l’Opéra National de Montpellier, qui cristallise par son omniprésence vindicative la puissance dévastatrice de ce drame.

Happée par la houle, on ne sort pas indemne de cette production magnifique qui vous implique malgré vous dans une réalité fictive sans issue. Une impression d’antinomie s’installe dans cette œuvre au noir dont la musique est si lumineuse. Seul, face à nous tous pauvres « pêcheurs », Uwe Stickert a touché notre âme par la foi immaculée de son interprétation…

 

Praskova Praskovaa

 

Peter Grimes, de Benjamin Britten

Livret de Montaigu Slater, The Borough de Georges Crabbe

Création le 7 juin 1945 à Londres

Direction musicale : Federico Santi

Mise en scène : Frédéric

Scénographie : Bruno Lavenière

Costumes : Lionel Lesire, réalisés dans les Ateliers de l’Opéra Grand Avignon

avec la participation du Club Tricot de l’Opéra

Lumières : Laurent Castaing

Assistante de mise en scène : Nathalie Gendrot

Etudes musicales, orgue et célesta : Thomas Palmer

 La distribution

Peter Grimes : Uwe Stickert
Ellen Orford : Ludivine Gombert
Captain Balstrode : Robert Bork
Auntie : Cornelia Oncioiu
First Niece : Charlotte Bonnet
Second Niece : Judith Fa
Bob Boles : Pierre Derhet
Swallow : Geoffroy Buffière
Mrs Sedley : Svetlana Lifar
Ned Keene : Laurent Deleuil
Hobson : Hugo Rabec
Reverend Adams : Jonathan Boyd
Fisherman : Jean-François Baron
Fisherwoman : Clelia Moreau
A lawyer : Julien Desplantes
1° & 4° burgess : Saeid Alkhouri
2° & 6° burgess : Pascal Canitrot
3° & 5° burgess : Gentin Ngjeta
A voice : Zyta Syme
A boy : Robin Martin ( 15/10), Ilyan Gourdon ( 17/10)
Chœur de l’Opéra Grand Avignon
Chef de chœur : Christophe Talmont
Avec la participation du Chœur de l’Opéra national Montpellier Occitanie
(Directrice Valérie Chevalier – Cheffe de chœur Noëlle Gény)
Orchestre national Avignon-Provence
Nouvelle production de l’Opéra Grand Avignon
En coproduction avec l’Opéra de Tours et Theater Trier
Opéra Grand Avignon – 1, place de l’Horloge, 84000 Avignon
Réservations : 04 90 14 26 40
Durée : 2 h 30
75€ – 10€

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