Vertige au château d’Allemonde…
Une première très attendue à l’Opéra Bastille pour cette nouvelle production de « Pelléas et Mélisande » de Debussy. Dans l’immobilité d’un château sans âge où paroles et silences tissent leur toile, les visions épurées et lumineuses du metteur en scène Robert Wilson évoluent en osmose avec le livret onirique de Maeterlinck.
Dès les quatre premiers accords de Pelléas, on bascule dans l’horizon chimérique de l’œuvre de Maeterlinck. Le décor quasi inexistant de Robert Wilson nous projette dans une forêt d’ombres et de lumières où seule la gestuelle des chanteurs transperce l’espace pétrifié et la magie troublante du flux harmonique. Philippe Jordan propose immédiatement une direction ample d’une grande distinction où filtre la transparence des différents timbres d’instruments, dans une clarté d’émission quasi irréelle. Par moments, il semble même haler ce bateau sonore dans une lenteur proche de l’inertie, comme dans une longue suffocation et comme pour fixer la tragédie qui se noue dans l’intemporalité. « Je croyais avoir toute la forêt sur la poitrine, je croyais que mon cœur était déchiré, mais mon cœur est solide… […] » (Golaud).
Le choix du mouvement est parfaitement en symbiose avec la mise en scène de Robert Wilson. Une vision presque anesthésiante où le metteur en scène, en parfaite adéquation avec la prosodie de Maeterlinck, se laisse porter et inspirer. Il conquiert le temps et l’espace scénique à travers une forme mimée de l’action, et le déplacement imperceptible et feutré des acteurs. Chaque personnage lève les bras en signe d’écoute ou de parole, rompant ainsi le statisme des scènes, un peu comme dans le théâtre chinois. Ici, à Bastille, sur ce plateau où se succèdent des clartés surnaturelles, il semble que le temps se soit arrêté, et avec lui le sens de notre destinée. « […] cela peut nous paraître étrange, parce que nous ne voyons jamais que l’envers des destinées, l’envers même de la nôtre… » (Arkel).
Dans ce monde imaginaire, des néons longilignes représentent les arbres, des impressions visuelles clignotantes, le vent et la mer ou « d’autres lumières » (Mélisande). De même, pendant la scène de la fontaine « miraculeuse », des vagues d’ondes bleues et vertes se chevauchent sur un filet invisible. On succombe peu à peu à cette atmosphère fantasmagorique et étrange, notamment pendant le duo de la tour. Un semblant de tour, un peu bizarre, où Mélisande se trouve de profil dans une position tout à fait instable : « … Je ne puis me pencher davantage… Je suis sur le point de tomber… » (Mélisande). C’est le seul vrai décor de cette version avec l’autre trône minuscule où Pelléas – lui aussi de profil – se maintient également en équilibre. Sauf à considérer la toile de fond bleu nuit comme un autre décor, où apparaît un anneau de lumière : tout un symbole. D’ailleurs, celui-ci est repris peu après en forme de ring éclairé, telle une spirale sans issue, où Golaud entraîne Pelléas.
Arkel : comme un rôle prédestiné pour Franz Joseph Selig
Concernant l’apparence et les costumes des personnages, ils sont parfaitement hétéroclites, se fondant dans cet espace sans frontières. Seule la couleur du tissu des vêtements paraît souligner le présent et l’avenir des personnages. Blanc pour Pelléas et Mélisande, noir pour Golaud, terre pour Arkel, etc. Une sobriété presque dénudée, finalement. À cet égard, Mélisande ne possède même pas de longs cheveux, contrairement à la tradition.
Chacun ici ou presque est un rôle-titre, avec ses habitués. Le Golaud de Vincent Le Texier est inaltérable. Crédible bien que légèrement surjoué par moments à en oublier de chanter certains mots. Il perd sa ligne vocale à force d’habitude et d’intentions trop marquées. La Geneviève d’Anne Sophie von Otter est toujours attrayante et distinguée. Julie Mathevet est un Iniold dégourdi, mais qui à mon sens manque d’épaisseur vocale pour offrir toute la charge dramatique qui convient au duo avec Golaud. Jérôme Varnier propose un timbre lumineux doté d’une belle projection qui convient parfaitement au berger et au médecin. L’Arkel est comme un rôle prédestiné pour Franz Joseph Selig. Son interprétation, ourlée de sa puissance naturelle d’une grande souplesse, magnifie le sens des phrases somptueuses et prophétiques de Maeterlinck. Doté d’une musicalité réfléchie et d’une diction superbe, il habite et domine le plateau par la ferveur de sa prestation.
Quant au Pelléas de Stéphane Degout, c’est un bonheur. Son timbre, grondant et barytonnant dans les souterrains jusqu’au la éclatant de la tessiture, lui permet de nous livrer ce rôle vocalement raffiné dans toute sa potentialité technique et musicale. Cet artiste qui vient également de remporter les victoires de la musique est à suivre de près. Enfin, la Mélisande d’Elena Tsallagova est une belle surprise. En effet, avec son allure de fée, son timbre clair et velouté pourvu d’une articulation absolument parfaite, cette jeune artiste russe, issue du conservatoire de Saint-Pétersbourg et plus tard de l’Atelier lyrique de
l’Opéra national de Paris, est comme une incarnation de Mélisande. Son engagement scénique, à partir d’une gestuelle brusque et un peu figée, la métamorphose en poupée. Son visage mouvant et expressif, surmonté d’un chignon, délivre une parole chantée qui actionne les fils de sa destinée.
La baguette du chef s’émeut
Après l’entracte, dans une interprétation plus vive de Jordan, la musique de Debussy découd peu à peu la trame dramatique. Tandis que l’orchestre brode une nappe d’harmonies colorées comme dans une toile impressionniste saturée de coups de pinceau, la baguette du chef s’émeut. Il insuffle à la phalange la fougue nécessaire qui entraîne dans son sillage la dérive de Golaud.
Le cinquième acte s’écoule lentement, comme la vie qui fuit le corps de Mélisande. Nous inspirons, nous expirons, nous respirons, mais l’air se raréfie toujours. « Ouvrez la fenêtre… », dit d’ailleurs
Mélisande. Nous ne sortons pas tout à fait indemnes de cette hypnose, et ce, malgré un certain conformisme wilsonien qui ne déroge pas à l’habitude. Pour autant, la mise en scène d’un esthétisme envoûtant est en symbiose avec une atmosphère étirée, presque étouffante. Quant à la direction musicale de Philippe Jordan, elle nous enivre de beauté. « Ah, je respire enfin ! », comme dit Pelléas ¶
Praskova Praskovaa
Pelléas et Mélisande, de Claude Debussy
Drame lyrique en cinq actes et douze tableaux (1902)
Poème de Maurice Maeterlinck
Direction musicale : Philippe Jordan
Mise en scène et décors : Robert Wilson
Co-metteur en scène : Giuseppe Frigeni
Lumières : Heinrich Brunke et Robert Wilson
Dramaturgie : Holm Keller
Chef de chœur : Alessandro Di Stefano
Distribution :
– Pelléas : Stéphane Degout
– Golaud : Vincent Le Texier
– Arkel : Franz Joseph Selig
– le petit Yniold : Julie Mathevet
– Mélisande : Elena Tsallagova
– Geneviève : Anne Sophie von Otter
– un berger/un médecin : Jérôme Varnier
Opéra Bastille • place de la Bastille • 75012 Paris
Réservations : 0 892 89 90 90
Le 28 février 2012, les 2, 5, 8, 14, 16 mars 2012 à 19 h 30, le 11 mars 2012 à 14 h 30
Durée : 3 h 30
De 5 € à 140 €





