Valse de baguettes à Monte-Carlo
La principauté de Monaco a toujours soutenu la culture, et dans un moment de grande fragilité internationale, elle reçoit grâce au haut patronage de S.A.R., la princesse de Hanovre et ses partenaires, le V concours international de chefs d’orchestre Evgeny Svetlanov. C’est un honneur pour sa fondatrice et présidente Marina Bower qui œuvre avec passion, dans l’optique de faire connaître cette grande figure tutélaire de l’héritage musical russe, dont elle est légataire universel. Se dévouant corps et âme pour découvrir les baguettes prestigieuses de demain, elle nous offre un élan d’espoir à travers l’art et la beauté.
D’après René Koering, directeur artistique du concours, l’effeuillaison effectuée de 330 dossiers issus de 50 pays, pour 720 vidéos visionnées, annonce un niveau musical remarquable pour cette saison V. Cette mission lui laisse lors de son compte rendu, quelques anecdotes savoureuses en bouche : « Du combat de Kung Fu épuisant, à la marche altière des coulisses au podium. De l’enregistrement inaudible près des timbales, à la direction minimaliste d’un crayon à écouter sans regarder. »
Les dix-huit candidats retenus pour les trois épreuves éliminatoires qui se déroulent à l’Auditorium Rainier III, sont âgés de 23 à 38 ans. C’est le Philharmonique de Monaco sous la houlette de son directeur musical et artistique Kazuki Yamada, qui assiste ces jeunes prétendants au titre prestigieux de Baguette Svetlanov. Une vingtaine d’œuvres sont proposées afin de confronter leurs différences. Technique, musicalité et talent personnel sont analysés et appréciés par un jury international trié sur le volet, dont le président est le chef israélien Pinchas Steinberg.
La première épreuve de cette cinquième édition, confirme sa mutation par les nouvelles personnalités musicales qu’elle attire. Le niveau professionnel et artistique des candidats élus est prometteur, notamment au vu des CV. Néanmoins chaque protagoniste ne dispose que de 20 petites minutes pour établir un contact concluant avec l’orchestre. Des œuvres prédéfinies sont tirées au sort par le jury : Mozart – Ouverture de La Flûte enchantée, Mendelssohn – La Grotte de Fingal, Berlioz – Roméo et Juliette, Scherzo de la reine Mab, Tchaïkovski, Scherzo.
Malgré une diversité de caractères de premier plan, telle la cheffe polonaise audacieuse de 33 ans Barbara Dragan, les dés sont vite jetés. En effet, il ne suffit pas de convaincre l’orchestre, il faut aussi convaincre un jury d’experts. Huit chefs sont retenus.
Harish Schankar, Samy Rachid, Hankyeol Yoon, Barbara Dragan | © Olga Aleksandrova
Dans la seconde épreuve éliminatoire de 40 minutes, où se dessine le potentiel plus identitaire de chacun. Deux œuvres sont au choix avec le super soliste violoncelliste, Thierry Amadi : Strauss, extrait de Don Quichotte opus 35, Bloch extrait de Shelomo, ainsi que 2 pièces symphoniques : Petrouchka de Stravinsky, et la Symphonie n°4 en si bémol Majeur opus 60, 1 Mt, de Beethoven.
Les difficultés s’amoncellent et vont déstabiliser certains, devant l’ampleur de la tâche. C’est le cas du jeune chef sud-coréen de 29 ans, Hankyeol Yoon. Très investi dans Don Quichotte, son approche demeure incertaine plutôt dans le flou et l’émotion. Il manque d’ancrage, malgré la délicatesse de ses estampes gestuelles imaginaires. Sa baguette restera sans âme et son Petrouchka carillonnant, trop enlevé.
E.B : « Ouvrez l’horizon, s’il vous plaît. »
Elias Brown, 27 ans, marque son passage par la volonté d’être. En compétition avec lui-même, je le cite : « Il y’ a ici un très bon orchestre, un très bon jury et chacun à sa chance ». Ce caractère déterminé porte en lui une vision didactique de la musique, tout en l’exprimant dans un champs artistique pur. Il développe ses acquis avec sincérité, en les enveloppant d’une respiration vivifiante qui vient de l’intérieur. Son aura magnétique inspire et respire : « Ouvrez l’horizon, s’il vous plaît ! ».
S.R : « Pour les attaques, c’est un peu long, moins de vibrato, plus dix-neuvième siècle, s’il vous plaît. »
Samy Rachid est un chef français de 29 ans à la personnalité lumineuse. Avec un parcours assez fulgurant, il souhaiterait ouvrir ses espérances vers de grandes formations. Sa direction très naturelle est une invitation au plaisir. Il nous découvre sa pensée dans une Grotte de Fingal miroitante. Une perception impressionniste pour l’oreille, mais dans une émission sobre et classique. Élancé tel un danseur, raffiné dans sa gestuelle, il impulse l’ardeur aux musiciens tout en leur proposant des solutions à la manière d’un orfèvre. Dans Don Quichotte, il calque sa cadence au plus près du soliste, magnifiant l’atmosphère en s’appuyant sur les vagues denses des tutti, qui s’animent sous la cohérence de son tempo. Son Petroucka, quoi qu’un peu vif, est scandé par les éclaboussures étincelantes des archets ou des vents. Visant certaines précisions techniques, il fera cette remarque aux cuivres et aux archets lors de pizzicati cotonneux : « Pour les attaques, c’est un peu trop long, moins de vibrato, plus dix-neuvième siècle, s’il vous plaît ! »
H.S : « Mais non, je ne suis pas si triste, plus simple !»
Le cas de Harish Shankar est un peu décevant. Plébiscité avec soulagement en fin de parcours par l’orchestre, il obtient un prix spécial pour le travail accompli avec les musiciens. Âgé de 38 ans, réitérant le concours après un échec en 2018 (reconnu de sa part), Harish tenait à faire valoir son évolution. Je le cite : « Le jury avait raison, c’était trop rapide et j’étais sous pression. Leur verdict était juste. ». Pourvu d’une battue dynamique très personnelle, voire créative, cet épicurien de la vie se réalise dans la joie et le partage. Guidant les musiciens avec ferveur, il distribue ses conseils avec fougue, les accompagnant parfois d’images éloquentes : « C’est comme une chanson écossaise, mettez du whisky dans votre son !». Dans Shelomo, en osmose avec la ligne prenante du super soliste, mais voyant le tempo décliner, il relance l’action avec cette exclamation : « Mais non, je ne suis pas si triste, plus simple ! ». Il fera avec la Symphonie n°4, une superbe séance de travail. Une étude remarquable du style Beethovénien, permettant aux instrumentistes de progresser et d’affirmer leur jeu. C’est à propos de l’inflexion de sforzandi incertains qu’il dira : « Moins de longueur sur les embouchures des vents. Bassons et trompettes staccato, s’il vous plaît ! ».
Malgré ces séances captivantes, le jury ne retiendra que quatre baguettes pour l’épreuve finale d’une heure vingt. Deux œuvres sont au programme : Evgeny Svetlanov, Rapsodie n°1, Tableaux d’Espagne, et Initiales ES de René Koering. Cette pièce technique complexe de six minutes, composée pour le concours, est envoyée 1h 30 avant le passage. La dernière œuvre reste au choix du candidat.

Ilya Ram – Diplôme et prix du public – Euan Shields, diplôme | © Olga Aleksandrova
Euan Shield de 23 ans, toujours en course, entame les hostilités et confie alors l’objectif de sa venue : « Pour l’expérience. ». Son parcours est saisissant. Avec lui, l’évidence du premier éliminatoire paraît une formalité. En dépit de sa précocité, son attitude sereine impressionne, et c’est avec sa proposition d’une grande subtilité de Shelomo, qu’il nous offre une interprétation de toute beauté dans un climat visionnaire aérien. Il laisse alors tout loisir au violoncelliste solo de s’épanouir sur des traits bouleversants d’intensité, qu’il déverse sur un canevas de soie. Son Petrouchka moins saisissant, est un filage métronomique où l’orchestre se déplie sans reliefs particuliers. Lors des finales, il propose une version mitigée de la Rhapsodie n°1 de Svetlanov, dont l’ambiance escomptée reste fade, et ne marque pas suffisamment le caractère Ibérique de cette orchestration chatoyante. Son déchiffrage d’Initiales ES est abordé avec une grande prudence, et on s’y perd un peu. Son choix la Mer de Debussy, pièce connue comme un écueil de direction, semble présomptueux, car son enthousiasme par trop cérébrale dénote une forme d’anxiété physique fébrile. Ce sera sans appel, une mer sans terre ! Pour ce jeune surdoué de la direction, un contraste surprenant persiste, celui d’un potentiel inouï pour sa compréhension spirituelle de la musique, et celle de son application sonore dans sa pleine réalité auditive.
I.R : « C’est assez Romantique mais j’aimerais que l’on joue cela plus Baroque. »
Le chef israélien de 31 ans Ilya Ram est ici pour le challenge. Il profite de cette superbe opportunité pour rencontrer des gens du métier, travailler des œuvres différentes, se préparer mentalement, physiquement, être dans le moment et respirer… D’une allure bohème avenante, il inspire le respect et le calme. Sa Grotte de Fingal résonne d’échos fluctuants. Elle est perçue comme un kaléidoscope polychrome dont il contient le flux vibratoire haletant : « C’est assez Romantique, mais j’aimerais que l’on joue cela plus Baroque ». Avec Bloch, dans un registre plus sensitif, il offre la pièce à l’inspiration précieuse du soliste, et aux qualités des musiciens afin qu’ils s’épanouissent sans interruption. C’est un peu comme s’ils ne le suivaient pas, mais que leur musique le suivait : « Tout était parfait. Reprenons depuis le début ! » Très fluide dans la Symphonie n°4, d’une belle vivacité, il puise de la force dans les silences, en maniant l’ensemble un peu comme s’il était sourd. C’est dans une énergie bourrue, qu’il procure aux accents forte de la surprise et du volume.
I.R : « Ici c’est le moment le plus Rock and roll de la Symphonie. »
Sa version concert de la Rhapsodie espagnole est ardente. L’esprit de l’œuvre est là, elle révèle tout son potentiel allégorique d’apparitions hispaniques. Dans Initiales ES, le résultat est moins probant, c’est avec tact qu’il fait bon usage des embûches. Il tente néanmoins d’apporter une unité à la pièce en célébrant sa dualité d’arrachements orchestraux, entre salves poignantes et douces espérances, apportées par la mélodie soyeuse du violoncelle solo.
Le choix de l’œuvre de Strauss Mort et Transfiguration, ne fut réalisable qu’à travers l’investissement fantastique de l’O.P.C.M. À ce niveau de compétition, en présence d’une phalange autant impliquée, notamment sous les impulsions volontaires du 1er violon David Lefèvre, et du super soliste violoncelliste Thierry Amadi, les pupitres mêmes épuisés, se démènent pour défendre la quintessence de leur art. Chaque musicien emporté par cette musique sublime, l’aura et la présence charnelle de ce jeune chef intrépide, se surpasse pour accomplir une conversation d’âmes à âmes, et perpétuer un moment sacré. Après un vote, il obtient le Prix du public.
J.S : « Pas mal ! »
Jesko Sirvend est un solide gaillard de 35 ans au visage affable. Il a l’attitude pondérée d’un connaisseur, et se présente ici avec bonheur après deux ans de pandémie, afin de relancer sa carrière. Doté d’une forte personnalité, également favori, il est aussitôt adopté par l’orchestre du fait de la plénitude de sa direction, et de la certitude de ses intentions, voire de ses connaissances.
Il livre un Don Quichotte ample et attentif, après avoir repris la phalange en main avec souplesse. D’une grande fiabilité, il émane de lui une énergie puissante et sereine, qui permet aux musiciens de valoriser leur labeur en se confiant à lui. La lecture de Petrouchka est un feu d’artifice, et mis à part quelques traits rythmiques qu’il recadre vocalement, tout semble évident, simple, écrit, lu, produit, percutant et revigorant.
Pour les Images d’Espagne de Svetlanov, vêtu d’un frac seyant, Jesko Sirvend apparaît sur le plateau souriant, avec une belle assurance. Il offre au public une version concert magnifiée, expressive, subtile et inventive, sans alourdir la riche orchestration du compositeur russe, tel une offrande en sa mémoire.
Il apporte à l’œuvre de René Koering une mouture rythmique et harmonique stable, qui permet de se libérer des pièges de cette pièce. Fondant l’ensemble des flux sonores, il réalise un moment d’éternité sensorielle rompu par le seul temps du joug implacable des cloches, mettant fin à cette épisode troublant.
C’est avec la Symphonie n° 2 de Schumann, que ce chef charismatique complète sa prestation. Tel un Choral de Bach contemplatif, il amorce le 1er mouvement d’un légato quasi religieux. Absorbé par l’action créative, hors concours, public, concert ou autre, il propose son bras rassurant à un orchestre attentif. En fin de course. Remerciant le Philharmonique d’un : « Pas mal ! », chuchoté, il déclenche l’hilarité de tous, enfin presque… Des prétentions légitimes pour cet artiste qui vise haut. Sa baguette fascinante, légère, impérative, tournoie quand nécessaire, en corrélation avec sa main gauche qui sculpte une pâte orchestrale et porte l’expression. La phalange hypnotisée suit l’harmonie déployée en un souffle, accomplissant une lecture rayonnante est juste de l’œuvre.
Une fois de plus, l’annonce des résultats fait place à la stupeur générale. Pas de Premier prix, ni de troisième prix. On rappelle qu’il n’y eut qu’une seule baguette Svetlanov en 20 ans, décernée au letton de 29 ans Andris Poga en 2010. Malgré l’évolution étonnante du niveau de ce concours, la ligne directrice de son mentor persiste dans l’esprit du jury : « Il n’y a aucune limite à la recherche de la perfection. » Evgeny Svetlanov. ¶
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Compétition internationale de chefs d’orchestre Evgeny Svetlanov, du 2 au 5 juin 2022
Auditorium Rainier III, Monaco
Les résultats :
Premier Prix – Non attribué
Deuxième Prix ex-æquo –
Henri Christofer Aavik, Estonie, 27 ans
Jesko Sirvend, Allemagne, 35 ans
Troisième Prix – Non attribué
Diplôme et Prix du public
Ilya Ram, Israel / Etats -Unis, 31 ans
Diplôme – Euan Shields, Etats- Unis, 23 ans
Comité exécutif du concours Svetlanov
Marina Bower, présidente
Membres
Rene Koering, directeur artistique
Didier de Cottignies, conseiller artistique
Olga Aleksandrova, coordinatrice
Lionel Colombel, administrateur
Gamins Goloubova, responsable média
Comité d’honneur
Myung-Whum-Chung, chef d’orchestre
Vladimir Ashkenazy, chef d’orchestre
Ricardo Muti, chef d’orchestre
Evgeny Kissin, pianiste
Jury
Pinchas Steinberg, président
Membres
Antony Fogg
Tatjana Kandel
Daishin Kashimoto
Dimitri Liss
David Whelton
Kazuki Yamada
Attachées de presse
Presse française et internationale
Aline Pote
Cécile Vienne
Orchestre philharmonique de Monte-Carlo
Kasuki Yamada, direction musicale et artistique
Auditorium Rainier III
Bd Louis II, 98000 Monaco
Dimanche 5 juin 2022
Épreuve finale ouverte au public
La seconde épreuve et l’épreuve finale sont diffusées en DIRECT et en REPLAY sur
Svetlanov-Evgeny.com, Medici.tv et TV Man Union Japon.





