Road-trip passion en Avignon
Il est déjà tard. Il fait une chaleur étouffante, les ruelles sont vides. C’est mon dernier regard posé ici en Avignon. Pensive, je scrute comme fascinée un pan de mur où des affiches entassées, accrochées ou collées, se disputent leurs derniers instants dans un sifflement déchirant. C’est le dernier soir, les comédiens sont mis à pied !
Étrillées, déchirées, arrachées, baffées par les salves forcenées du mistral les flyers du festival par centaine jonchent le sol. Après avoir ingurgité une dizaine de pièces en deux jours, les chuchotements de ces pages noircies de répliques sans fin, harcèlent mon esprit. Touchée émotionnellement, des bribes de spectacle harcèlent mes méninges, et cela me rappelle le leitmotiv vivace et redondant d’Ariette Smithson dans la Symphonie fantastique. Pauvre Berlioz hanté par un amour impossible.
Alors que la nuit tente d’ensevelir les dernières lueurs du Festival d’Avignon, ce sont les assauts volcaniques d’Artaud qui m’assaillent. Je perçois encore cette voix rauque cassée par l’effort, et l’injonction péremptoire des mots qui se faufilent dans ma mémoire saturée. Venue ici pour suivre sa quête folle, je viens d’effectuer le parcours épuisant de sa journée. Son marathon, au dire de la presse. Celui d’un artiste inclassable : William Mesguich !
Je débute la matinée à la Luna, avec une Histoire vraie qu’il a mis en scène. C’est l’histoire d’un enfant arménien dans la tourmente brumeuse de son passé, narrant le massacre de sa famille par les Turcs. Cette épopée éprouvante, me propulse d’emblée aux confins de la Cappadoce, dans une atmosphère d’horreur, de courage et de force de vie. C’est certainement la voix charnue et puissante de l’auteur qui me touche le plus. Dans ce voyage du destin, terrifiant, mais tendre et coloré, Esteban Perroy écrivain et conteur, créateur de ce spectacle, s’élève gravement par son chant de mots. Il varie l’intonation de ses élans sur des salves lancinantes, parfois fulgurantes qui s’échappent d’un archet omniprésent. La sonorité frêle de ce violon seul, exhorte les larmes d’une fatalité implacable. C’est un bel hommage au peuple arménien.
Les électrochocs vont se succéder
À midi, au Grand Pavois, il fallait mieux être encore frais pour s’asseoir. Ma William-passion se matérialisait dans un Artaud-Passion dévastateur. Une œuvre dramatique dans laquelle cet artiste kamikaze investi les traits du poète fou, mis en scène par Ewa Kraska. Lors de cette dernière représentation, accompagné par une chaleur intenable, je veux juste constater par moi-même les défis insensés qui animent ce comédien iconoclaste : son combat dans l’éreintement et son investissement mental à outrance. En effet, le Off de cette année 2019 est à quelque chose prêt, son festival. Avec dix pièces en jeu chaque jour pendant un mois, dont quatre jouées quotidiennement, William Mesguich revêt tour à tour le rôle d’acteur, celui de metteur en scène, voire les deux.
Dans ce spectacle sombre, sa présence jusqu’au boutiste vampirise le plateau : maladif, tordu, effrayant, il avale positivement sa partenaire de scène devenue quasi invisible. Quel courage d’assumer ce personnage monstrueux, sans avoir peur. William frôle la démence pour exalter ce texte brut qui anéanti l’esprit, les sens et même la raison d’un public médusé. Une pièce géniale de Patrice Trigano que peu d’artistes pourraient affronter ! Je l’entends encore hurler dans un lyrisme exacerbé : « Il était une fois un roi de Thulé, qui reçut à la mort de sa belle, une coupe d’or ciselée… ». Tiens, encore Berlioz et sa Damnation de… !
Macbeth ( William Mesguich) | © Praskova
Choquée, je rejoins les Gémeaux. Le beau théâtre tout neuf de Serge Paumier accueille Macbeth avec un certain William M., comme ressuscité d’entre les morts. Le comédien endosse cette fois, l’indétrônable souverain de Shakespeare, et balaye à tout va de sa morgue vénéneuse, sans jamais faiblir. Auprès de lui, Nathalie Lucas figure en lady fielleuse, et Sandrine Moaligou en sorcière de revue. À son propos, cette narratrice funèbre aguicheuse fait un peu figure de Madame Loyal au cœur de cette distribution lustrée. Telle une étoile de cabaret vêtue de rouge, elle illumine de sa présence, la noirceur des propos de l’usurpateur démoniaque.
Après ces trois œuvres pour le moins prenantes, j’enchaine au même endroit, toujours avec William M., pour une pièce plus subtile de Jean-Claude Brisville, le Souper. Vue sept fois déjà, je ne me suis jamais lassée de cette joute verbale satirique engagée entre le fils de…, et Daniel Mesguich le père. L’élocution châtiée des deux personnages en présence est proche de la pudibonderie diplomatique. Elle me fait vraiment sourire, malgré des inflexions verbales d’un acier mortel, celui du spectre de la guillotine. William incarne ici Foucher, ministre de la police de l’empire. Un être dangereux, fébrile et animal, gardien de la Terreur. Il se mesure à son père Daniel, qui campe une caricature vivifiante de Talleyrand ; prince ténébreux, prêtre défroqué, immoral et boiteux. Attablés autour de mets délectables dans un face à face belliqueux, en plein chaos révolutionnaire alors que le peuple n’a plus de pain, le texte gouleyant est un plaidoyer à l’hypocrisie et aux amabilités trompeuses. « Un régal, ce pâté ! »
A l’heure suivante, je suis invitée cette fois par Daniel-M. pour un classique austère, Bérénice, presque la fin, dont il est le metteur en scène. Il a confié ce rôle écrasant sacrificiel, au talent instinctif de la comédienne Sterenn Guirriec. Seule en scène, cette déesse des planches revitalise par son éloquence et un magnétisme confondant, le texte pérenne du dramaturge.
Esteban Perroy | © montage affiches
La pièce suivante m’amène au Coin de la Lune pour Fluides, dont le titre seul apporte son lot d’ondes surnaturelles. Ce sont les tribulations d’un éditeur de moyenne envergure, Esteban Perroy. Personnage tendre et téméraire, celui-ci est confronté au réveil, à une visite imprévue de la Mort. Cette entité de pacotille, incarnée par l’excellent comédien (Guano), menaçante, hilarante et multidimensionnelle, se montre quasi fleur bleue par moment et virevolte sur le plateau entre réalisme et fiction. Comme on ne change pas une équipe qui gagne, la mise en scène est de William Mesguich.
Sur place, je comptais sur l’occasion pour voir enfin deux bijoux plus anciens, impossible à réserver sur Paris : le Porteur d’Histoire, Molière 2014 dont je rêvais depuis longtemps, et la Machine de Turing. Des morceaux d’anthologie encensés par la critique, que je confirme pour la première pièce citée, absolument extraordinaire d’Alexis Michalik, l’autre, sans place me laissant une fois de plus sur la touche.

Je rejoignais donc les Gémeaux, pour une comédie ultime de Virginie Lemoine, Chagrin pour soi. Avec Sophie forte, Tchavdar Pentchev et toujours William M., cette œuvre légère et émouvante pouvait me sembler en trop. Et même, après les autres prestations du jour, à contre-emploi pour l’acteur. Que nenni, je finissais parfaitement bluffée, en découvrant neufs personnages captivants, que le comédien aux multiples facettes exhiba avec humour pour clore son épopée avignonnaise.
Ce fut assise aux Gémeaux, pour Les Trois Coups de la fin que j’assistais à une dernière comédie burlesque, Batman contre Robespierre : un véritable concentré du jeu « des chaises musicales ». Un tantinet ridicule, mais servi avec brio par un quatuor de comédiens allumés. Cette galéjade bon enfant et désopilante me ramena illico dans la réalité.
Deux heures du matin passé, un Celsius de 34 degrés règne dans le parking des Papes, le vent s’est calmé, je quitte Avignon pour rejoindre la route de Montpellier. Exténuée, fenêtres ouvertes, je pense à ces mots de William Mesguich : « Être comédien, c’est être » Admirable, non ? ¶
Praskova Praskovaa
Festival d’Avignon, du 5 au 28 juillet
Artaud – Passion
Théâtre du roi René
4 bis, rue Grivolas
84000 Avignon
12H30
Mise en scène : Ewa Kraska
Interprète(s) : William Mesguich, Nathalie Lucas
Musique : Olivier Sens
Lumières : Richard Arselin
Vidéo : Stéphane Bordonaro
Régie : Mathieu Ciron
Costumes: Delphine Poiraud
Macbeth, de William Shakespeare
Théâtre des Gémeaux
10 rue du Vieux Sextier
84000 – Avignon
17H50
Mise en scène : antony Magnier
Interprète(s): Nathalie Lucas, William Mesguich, Sandrine Moaligou,
Julien Renon Victorien Robert Axel Hache
Traduction et adaptation : Anthony Magnier
Musique : Axel Hache
Costumes : Mélisande de Serres
Lumières : Laurent Taffourreau
Plateforme diffusion : Clémence Martin
Le souper, de J-C Brisville
19H30
Metteur en scène : Daniel Mesguich, William Mesguich
Interprète(s): Daniel Mesguich, William Mesguich
Regisseur : Charly Thicot
Bérénice, presque la fin
Théâtre du grand Pavois
13 rue Bouquerie
84000 Avignon
17H00
Metteur en scène : Daniel Mesguich, Sterenn Guirriec
Interprète(s): Sterenn Guirriec
Regisseur: Charly Thicot
Une histoire vraie, d’Estéban Perroy
Théâtre de la Lune – 1, rue Séverine
84000 Avignon
11H20
Mise en scène & direction d’acteur : William Mesguich
Comédien-(ne)(s) : Esteban Perroy, Kordian Heretynski (violon)
Musique originale : Erwan Le Guen
Création sonore immersive : Maxime Richelme
Création visuelle originale & mapping : Thierry Vergnes
Ombres et lumière : Stéphane Baquet
Régie : Lou Cheruy Zidi
Bande-annonce originale : Julie Choucroun & Maxime Richelme
Ouvrage paru à : l’Édition des Cygnes
Coproduction : Théâtre de Poche Graslin – Nantes
Fluides, d’Estéban Perroy
Théâtre au coin de la lune
24 rue Buffon
84000 Avignon
20H15
Metteur en scène : William Mesguich
Interprète(s) : Esteban Perroy, Guano, Marianne James (voix & chant)
Régie & décor : Gaël Orifla
Musique : Maxime Richelme
Lumière : Stéphane Baquet
Stylisme : Lysope
Illustration affiche originale : Antoine Stevens
Le porteur d’histoire, d’Alexis Michalik
Théâtre des Béliers
53, rue du Portail Magnanen
84000 – Avignon –
10H15 / 22H35
Metteur en scène : Alexis Michalik
Interprète(s) : Khalida Azaom, Bruno Fontaine, Yvan Lecomte, Michael Maino, Lison Pennec
Musique : Manuel Peskine
Lumières : Anaïs Souquet
Costumes : Marion Rebmann
La Machine de Turing
Théâtre Actuel
80, rue Guillaume Puy
84000 – Avignon
10H10
Metteur en scène : Tristan Petitgirard
Interprète(s) : Benoit Solès, Amaury de Crayencour
Décors : Olivier Prost
Lumières : Denis Schlepp
Musique : Romain Trouillet
Vidéo : Mathias Delfau
Costumes : Virginie H
Assistante à la mise en scène : Anne Plantey
Batmann contre Robespierre
22H50
Metteur en scène : Alexandre Markoff
Interprète(s) : Farid Amrani, Sebastien Delpy, Sylvain Tempier, Aline Vaudan
Chargée de diffusion : Anna Delpy
Chargée de production : Lena Guellil
Régisseur lumière : James Feret
Chagrin pour soi
Une comédie de Sophie Forte et Virginie Lemoine
Mise en scène : Virginie Lemoine assistée de Laury André
Décors : Grégoire Lemoine
Lumières : Denis Koransky
Musique : Stéphane Corbin
Design sonore : Sébastien Angel
Chorégraphies : Wilfried Bernard
Avec : Sophie Forte, Tchavdar Pentchev, William Mesguich




