La “bagnole” jaune de Don Juan
Avec ce Don Juan, c’est une programmation audacieuse que nous a proposé Jean-Louis Grinda directeur actuel des Chorégies. A dire vrai, le théâtre antique doté de sa seule muraille, semble trop vaste pour accueillir l’opéra ultime de Mozart. Le problème n’est pas tant sur le plan orchestral, il se situe sur celui de la projection vocale des artistes. Dans cet espace spécifique, il prend des allures titanesques pour maintenir l’élégance mozartienne, surtout en cas de mistral. En effet, ce soir-là, les virulences tourbillonnantes d’une tramontane légendaire éparpillaient notamment le flux d’un continuo devenu inaudible. Il fallut aussi supporter les aléas ronflants et perturbateurs de la mise en scène.
En dépit des conditions précitées, c’est un choix de départ approprié avec l’Orchestre de l’Opéra de Lyon, et un directeur musical aguerri Frédéric Chaslin. Ce chef peu impressionnable dirige sans coups férir d’une battue vive, sans gêne apparente et sans regard pour la partition. Sous cette baguette intrépide, les instrumentistes suivent l’allure sans faillir et ce, malgré nombre de désagréments dont : l’ampleur du lieu, du vent, du surcroît de bruitages scéniques intempestifs, et de l’éloignement relatif des chanteurs.
L’égrégore sonore mouvante est ciselée vibre à cœur joie sous la voûte sombre du ciel. Pourtant, elle essuie divers décalages vocaux dus en partie aux enjeux incertains de cette mise en espace délicate. Sur le plan visuel, sont projetés en 3D de belles vidéos lumineuses, offrant une esthétique colorée et joyeuse de ” Commedia dell’arte ». Elles habillent ce morceau de citadelle antique, sous le regard austère de la statue d’Auguste. Le metteur en scène Davide Livermore délivre de bonnes idées, mais il ne parvient pourtant pas à faciliter les conditions gigantesques de cette enceinte, surtout pour les chanteurs. Certains bravent les éléments, d’autres sont avalés. Un mur ou deux en plus, aurait-il créé plus d’intimité et de soutien pour les voix ?
Tout se déroule ici dans une débauche du temps, époques confondues. Une adaptation béotienne du sujet qui enchaîne les anachronismes : costumes, chevaux tirant calèches, voitures, ascenseur, etc.
L’élément central de ce tourbillon est le taxi jaune du très impliqué et agressif Leporello (Adrian Sâmpetrean). C’est également le carrosse motorisé de Don Juan. Un « borderline” qui affronte un chef du milieu en la personne du commandeur. La voiture vrombie à tout va, et stationne là au centre névralgique et stratégique de l’intrigue : « Voilà le taxi, dans le taxi, sur le taxi, à côté du taxi, autour du taxi, contre le taxi, vers le taxi, sous le taxi, ah non pardon…”, ” E qua, e là, e qua, e là ! “… L’histoire se noue autour d’une stratosphère mafieuse : 4/4 noir métallisé silencieux, contre Mégane jaune pétaradante, moteur trépidant, pneus crissants sur le plateau. L’horreur, ce ballet épuisant accompagne l’œuvre tout du long. En prime, suivent des coups de feu répétitifs pour magnifier dans cet espace grandiose la musique du divin Mozart.
Avec ce boucan permanent, la prestation globale de Karine Deshayes (Donna Anna) fait figure d’un vrai et beau défi accompli. La maturité chatoyante de cette artiste lui permet de s’inscrire dans une version phare du rôle. Son art vocal et son timbre propulsé par une technique splendide, la pousse à s’affirmer. On profite de récitatifs clairs et ingénieux, malgré l’effacement sonore du clavecin, ce continuo nécessaire étouffé par le vent. Ses airs fusent avec certitude, son ” Mi tradi ” nous emporte dans un legato sans rupture de souffle, avec des aigus nets et percutants. Il sera un des moments précieux de cette soirée. Il faut rendre grâce à l’incroyable prestation de Stanislas de Barbeyrac, qui marque également par sa fluidité, sa puissance et sa fraîcheur vocale, le rôle de Don Ottavio. Il en est de même, pour la magnifique basse (Alexey Tikhomirov), commandeur inébranlable des abysses, perché cette fois en haut du mur. Ces trois artistes au fait de leur instrument, et de leur “art”, terme traduit comme technique en grec ancien, un bel usage, passan outre les difficultés citées.
Le reste de la distribution doit se mettre au diapason vocal du jour et du lieu, au mieux de ces compétences. C’est notamment dans le rôle-titre qu’Erwin Schrott cultive encore, avec une certaine morgue, le souvenir éclairé des frasques du seigneur. Pourvu d’un timbre sombre et mordant, il exhale avec brio ses capacités encore vives dans la dernière scène. Annalisa Stroppa et Igor Bakan, ainsi que le joli couple Zerline-Masetto en osmose scénique, babilleront dans une demi-teinte vocale, largement insuffisante pour cette prestation en extérieur. Engagée dans l’urgence, Mariangela Sicilia (Donna Anna), artiste volontaire mais fragile, subira avec la phalange, par manque d’adaptation certaine, des retards rythmiques conséquents et redondants.
On constate que Don Juan, “l’Opéra des opéras” comme disait Wagner, s’est largement sociabilisé. Le seigneur et son valet ont quitté le château et le théâtre cosi à l’italienne, pour une agora étoilée soumise à l’impondérable. On dira oui, on dira non…¶
Praskova Praskovaa
Don Giovanni, de Wolfgang Amadeus Mozart
Théâtre antique d’Orange
Le samedi 2 et le mardi 6 Août 2019
Direction Musicale : Frédéric Chaslin
Orchestre : Opéra de Lyon
Mise en scène et décors : Livermore, Davide
Interprète(s) :
Don Juan – Schrott, Erwin
Leporello – Sâmpetrean, Adrian
Donna Anna – Sicilia, Mariangela
Donna Elvira – Deshayes, Karine
Don Ottavio – de Barbeyrac, Stanislas
Zerline – Stroppa, Annalisa
Masetto – Bakan, Igor
Le commandeur – Tikhomirov, Alexeï
Chœurs des Opéras d’Avignon et de Monte-Carlo
Continuo : Mathieu Pordoy
Orchestre de l’Opéra de Lyon
Costumes : Stéphanie Putegnat
Lumières : Antonio Castro
Vidéos : D-Wok




